Tuesday, May 01, 2007

L'ENVIRONNEMENT MENACEPAR LES OUVRAGES DE LA CORRUPTION

Peter Bosshard1

(Peter Bosshard est Directeur Stratégique à International Rivers Network)
Photo: users.owt.com
Supardiyono Sobirin, membre du Conseil des Experts en Sylviculture et
Environnement de Sunda partage ce point de vue. “La principale difficulté que présentent les zones de retenue d’eau de l’Ouest de Java réside dans l’approvisionnement en eau, car les aires d’écoulement des rivières sont dégradées et ne permettent pas d’alimenter les réservoirs” fait-il remarquer. “Pourquoi veulent-ils construire d’autres réservoirs s’il n’y a pas d’eau ?“.

En Juillet 2002, une filiale anglaise de l’entreprise de construction norvégienne Veidekke a reconnu avoir versé 10 000 dollars américains à un haut fonctionnaire ougandais en 1999. Richard Kaijuka, qui était à l’époque ministre ougandais de l’énergie, a admis avoir touché cette somme mais a déclaré qu’il ne s’agissait pas d’un pot-de-vin. Au lendemain de ce versement, Veidekke est devenu membre du consortium de sociétés sélectionné pour la construction du projet hydroélectrique de Bujagali, en application d’une décision d’attribution d’un marché public ne reposant pas sur un appel d’offre international ouvert. Suite à la révélation d’allégations de corruption, la Banque mondiale a suspendu son soutien financier et le projet a fait l’objet d’une enquête pour corruption par la Banque mondiale et quatre pays différents 2. Au moment où nous écrivons ces lignes, le projet de construction du barrage de Bujagali est au point mort. Les effets cumulés sur l’environnement du barrage de Bujagali et d’autres barrages sur le Nil n’ont jamais été évalués.

Une étude de cas en Indonésie
Le barrage de Jatigede sur le fleuve Cimanuk est censé produire de l’énergie et fournir une source d’irrigation pour les paysans de la région de l’Ouest de Java en Indonésie. Ce barrage va submerger une zone de 49 km2, noyer 30 villages et causer le déplacement de près de 41 000 personnes. Sa construction devrait démarrer en 2005. Évalué à 964 millions de dollars américains, ce projet va accroître l’érosion de la zone de retenue d’eau et inonder un site archéologique important. Au mois de septembre 2003, L’Institut D’assistance Juridique de Bandung, une ONG Indonésienne, a révélé que 700 000 dollars américains, destinés à dédommager deux communautés affectées par la construction du barrage de Jatigede, ont été détournés du budget du projet. L’enquête menée auprès des paysans par l’institut a révélé que ces derniers n’ont reçu en moyenne que 29 % de la valeur officielle de leur terre et de leur maison. Le projet de barrage aurait également été associé à d’importantes violations
des droits de l’homme 3.
Les experts de l’environnement soutiennent que le pays n’a pas besoin du barrage de Jatigede. Ce dont la région aurait réellement besoin pour prévenir les inondations et les sécheresses serait de revaloriser les zones victimes de la déforestation et de remédier à l’ensablement des rivières de la région. “La reforestation devrait devenir la première priorité pour préserver la zone de captage des eaux sans laquelle la région ne disposerait pas d’assez d’eau pour remplir le réservoir“ déclare Usep Setiawan, membre du Groupe de Travail sur la Conservation de L’environnement et des Ressources Naturelles. Supardiyono Sobirin, membre du Conseil des Experts en Sylviculture et Environnement de Sunda partage ce point de vue. “La principale difficulté que présentent les zones de retenue d’eau de l’Ouest de Java réside dans l’approvisionnement en eau, car les aires d’écoulement des rivières sont dégradées et ne permettent pas d’alimenter les réservoirs” fait-il remarquer. “Pourquoi veulent-ils construire d’autres réservoirs s’il n’y a pas d’eau ?“. Le projet de construction du barrage de Jatigede, loin de promouvoir des alternatives plus durables, pourrait s’inscrire dans une tendance plus générale de distorsion du processus de planification du développement en Indonésie. En août 1997, les employés du bureau de la Banque Mondiale à Jakarta ont préparé un rapport confidentiel sur la corruption affectant les projets de développement du pays. Selon les informations qui ont filtré du rapport : La plupart des agences du Gouvernement Indonésien disposent de systèmes informels sophistiqués pour détourner 10 à 20 % du budget de développement don’t elles assurent la gestion et se servir de l’argent ainsi détourné pour compléter leurs fonds de roulement insuffisants et financer leur système de compensation. Ces dispositifs sont très diversifiés entre les différentes agences gouvernementales mais dépendent presque tous du reversement d’un pourcentage ou de remises forfaitaires ou encore de “commissions” par les entrepreneurs auxquels a été confiée l’exécution des projets financés sur le budget de développement de l’agence. Ces reversements sont informels mais considérés comme des frais généraux ou “un impôt informel” par la majorité des sociétés en affaires avec le Gouvernement Indonésien; il est de coutume de les inclure dans les prix unitaires ou les devis relatifs aux contrats 4. “Globalement”, le rapport estime que “20 à 30 % des fonds sont détournés du budget de développement du gouvernement indonésien sous forme de reversements aux agents du gouvernement indonésien et aux hommes politiques”. Tous les paiements identifiés par le rapport sont liés aux décisions favorisant de nouveaux projets d’investissement. Le document fait état de nombreux cas où 50 à 80 % des fonds budgétisés pour l’acquisition des terres et l’aide à la relocalisation des populations ont été détournés. Peut-on parler dans ce cas d’une volonté de limiter l’ampleur des relocalisations ? Les communautés affectées par des projets comme le barrage de Jatigede paient le prix fort pour le détournement des fonds de développement. La société dans son ensemble et l’environnement sont aussi indirectement touchés par un processus de prise de décision qui favorise, de manière illicite, l’approbation de nouveaux projets d’investissement même lorsque d’autres alternatives – comme la reforestation ou les programmes de gestion durable de l’eau – sont plus indiquées.

Les ouvrages de la corruption
La corruption affectant le processus de planification du développement n’est pas un phénomène isolé et elle ne se limite pas non plus à l’Indonésie. La centrale nucléaire de Bataan, soit le plus grand projet d’investissement des Philippines, coûte plus de 2 milliards de dollars américains. Le principal contrat a été attribué à Westinghouse, non sans controverse, au lendemain de l’annulation, par feu le dictateur philippin Ferdinand Marcos lui-même, de la décision initiale d’attribution du contrat 5. Westinghouse a reconnu avoir payé 17 millions de dollars américains de commissions à un ami de Marcos, mais prétend qu’il ne s’agit pas de pots-de-vin. Le réacteur est installé sur une ligne de faille active qui fait partie du “cercle de feu” du Pacifique et ferait courir à la région le risque d’une contamination nucléaire si la centrale devenait un jour opérationnelle. Depuis l’achèvement de sa construction dans les années 80, la centrale n’a jamais produit la moindre électricité. Yacyretá, barrage situé à la frontière entre l’Argentine et le Paraguay, est l’un des plus grands projets de barrages hydroélectriques jamais construit en Amérique latine. Erigé grâce au soutien financier de la Banque mondiale, le barrage inonde les Marais d’Ibera, un écosystème unique en son genre qui avait pu être préservé presque en l’état depuis des siècles. En raison des dépassements de coûts, l’énergie produite par Yacyretá n’est pas économique et doit être subventionnée par le gouvernement. Selon le directeur du Bureau de vérification générale du Paraguay, des dépenses d’un montant de 1,87 milliard de dollars américains investies dans ce projet “ne sont pas appuyées par les justificatifs juridiques et administratifs nécessaires” 6.
La centrale électrique de Dabhol, construite par Enron, risque de détruire une zone côtière fragile en Inde. Un représentant d’Enron a reconnu que la société a payé 20 millions de dollars américains “pour le seul processus de promotion de l’éducation et de développement de projets, sans compter le coût de l’ouvrage lui-même” 7. La centrale, qui a coûté des milliards de dollars, a été remise au placard en 2001 parce que le prix de revient de l’énergie électrique produite était trop élevé. Le lac artificiel du barrage de Bakun, au Sarawak en Malaisie, submergera 700 km2 de forêt équatoriale. Le contrat de développement de ce projet a été confié à un exploitant en bois, ami du gouverneur du Sarawak. L’exploitant, qui n’avait jamais développé de projet d’énergie auparavant, a dû renoncer au contrat quelques années plus tard; cependant, il a réussi, pendant cette période, à exploiter le bois de la zone du projet. Le gouvernement provincial du Sarawak a du mal à trouver des clients pour consommer l’énergie qui sera produite par cet ouvrage. Et la liste continue… Aucun des projets cités ici n’est viable économiquement. Ils ont des effets nocifs sur l’environnement et la société et n’auraient jamais dû voir le jour.

L’économie politique du développement des infrastructures
La corruption et le copinage exercent sur l’environnement et la société des effets qui dépassent de loin les projets individuels entachés par la corruption. Ils créent des distorsions dans les processus de planification et de prise de décision dans des secteurs importants du développement d’infrastructures. Centralisés et à forte intensité de capital, les vastes projets d’installations complètement nouvelles offrent aux décideurs plus d’occasions de toucher des commissions occultes, d’exercer un contrôle bureaucratique et d’acquérir plus de prestige politique que les services communautaires décentralisés. Ils créent aussi plus de possibilités de gains personnels que la réhabilitation des infrastructures existantes ou les options non-structurelles comme les programmes de reforestation ou les mesures de gestion de la demande. Pour ces raisons subjectives, les décideurs favorisent souvent de vastes projets de travaux publics même si, économiquement, des alternatives sont plus indiquées et produiraient moins d’effets nocifs sur l’environnement et la société. La corruption – l’abus de fonctions publiques ou privées à des fins personnelles – va au-delà du simple processus de paiement ou de perception de pots-de-vin. Les processus de planification dans le secteur des infrastructures touchent à d’importants intérêts. Leurs résultats affectent le prestige des hommes politiques, les budgets et les employés des organes bureaucratiques ainsi que les contrats de suivi des consultants extérieurs. Les décideurs subissent donc de fortes pressions pour qu’ils traitent les choix de projets sur la base de facteurs autres que leurs mérites.

Le rôle particulier du secteur des services d’expertise
Les consultants engagés pour évaluer les options de développement dans un secteur particulier sont généralement conscients que leurs clients ont un intérêt à promouvoir des investissements dans de nouvelles installations. Ils savent également que les évaluations d’impacts sur l’environnement ne doivent pas bloquer les projets bénéficiant d’un soutien politique. Même quand ils établissent qu’un projet a des effets inacceptables sur l’environnement, ils subissent des pressions qui les amènent à recommander des mesures limitant cet impact au lieu de promouvoir des solutions alternatives moins destructrices. Si les consultants évaluaient les projets uniquement sur la base de leurs mérites, ils risqueraient de ne plus obtenir de contrats à l’avenir. Ce phénomène a donné lieu à ce qu’un rapport de la Banque mondiale de 1994 sur les relocalisations involontaires a appelé l’ ”optimisme d’évaluation excessif”. Il s’agit d’une forme de corruption qui crée une distorsion dans le processus de planification en faveur du choix des projets impliquant des budgets, des contrats et un prestige importants – et comportant souvent des effets massifs sur l’environnement et la société.
“L’économie politique” du développement des infrastructures a été clairement identifiée par l’organisme indépendant qu’est la Commission Mondiale des Barrages (CMB). Le rapport de la CMB, publié en 2000, déclare: À n’importe quel niveau, les intérêts en place peuvent créer des distorsions dans le processus de prise de décision quitte à compromettre le développement. Les décideurs peuvent être tentés de favoriser les grands projets d’infrastructures parce qu’ils offrent des possibilités d’enrichissement personnel contrairement aux alternatives de dimensions plus modestes et diffuses. Les conséquences affectent souvent directement les pauvres et l’environnement. Les allégations de corruption ont terni de nombreux grands projets de barrage par le passé mais ont rarement donné lieu à des poursuites judiciaires 8.

Lutte contre la corruption dans le développement des infrastructures
Transparency International a élaboré des outils comme le Pacte d’intégrité pour extirper la corruption des marchés publics. Les Pactes d’intégrité sont des contrats entre les organismes publics et les sociétés soumissionnant pour des projets particuliers. Ils interdisent le paiement ou la perception de pot-de-vin, garantissent la transparence de la procédure de soumission et prévoient des sanctions en cas de violation. Dans le
cas des projets d’infrastructures, le champ d’application de ces pactes peut s’étendre aux investisseurs privés et aux consultants 9.
“L’évaluation de toutes les options” est l’une des priorités stratégiques proposées par la Commission Mondiale des Barrages 10. Ce principe a été officiellement entériné par de nombreux gouvernements et institutions financières, mais il est rarement appliqué dans la pratique. La Banque mondiale a adopté un principe spécifique pour éviter les conflits d’intérêts dans les rapports avec les consultants. Ce principe se décline en ces termes: La politique de la Banque impose aux consultants de fournir des conseils professionnels,
objectifs et impartiaux et de préserver par-dessus tout, en toutes circonstances, les intérêts du client, abstraction faite de tout contrat futur et, dans l’exercice de leur fonction de conseil, d’éviter les conflits avec d’autres missions et les intérêts de leur propre société 11.
Si ce principe est scrupuleusement respecté, il permettra d’éviter de nombreuses pratiques illicites dans l’évaluation et l’élaboration des options de développement des infrastructures. Mais comme d’autres principes, il n’est pas toujours appliqué. “La lumière du soleil est le meilleur désinfectant”. La transparence totale est nécessaire pour décourager les pratiques illicites dans le processus d’évaluation des besoins et options en matière de développement d’infrastructures. Les parlements et les organisations de la société civile doivent exiger des gouvernements et des institutions financières qu’ils répondent de leurs décisions, même aux toutes premières étapes du développement des infrastructures.

Notes
  1. Peter Bosshard est Directeur Stratégique à International Rivers Network.
  2. Les autorités norvégiennes ont classé l’affaire en 2003 par manque de preuves (voir rapport pays sur la Norvège). Pour un résumé de l’affaire Veidekke/Kaijuka, lire Development Today, 5 Août 2002.
  3. Institut d’Assistance Juridique de Bandung, Facts of the Violations of Human Rights and the Law : Corruption in the Jatigede Dam Project in Sumedang, West Java (Bandung: 2003).
  4. 'Summary of RSI Staff Views Regarding the Problem of “Leakage” from World Bank Project Budgets', non-daté.
  5. Lire A. Timothy Martin, ‘International Arbitration and Corruption’ dans Transnational Dispute Management 1 (2004).
  6. Francisco Galiano, directeur du General Accounting Office du Paraguay, citation dans Ultima Hora, 3 Septembre 2004.
  7. Témoignage de Linda F. Powers devant la Commission chargée des affectations budgétaires, Sous-commission chargée des opérations extérieures, Chambre des représentants des États-Unis, 31 janvier 1995.
  8. Commission Mondiale des Barrages, Dams and Development (Londres : WCD, Novembre 2000).
  9. Pour en savoir plus sur ce principe dans le contexte de la construction des barrages, lire Michael H. Wiehen, “Transparency and Corruption Prevention on Building Large Dams”, étude réalisée pour le compte de la Commission mondiale des barrages (1999).
  10. CMB, Dams and Development.
  11. Banque mondiale, Guidelines : Selection and Employment of Consultants by World Bank Borrowers (Washington, DC: Banque Mondiale, 2004).

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